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Jules Ferry |
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Aristide Briand |
L'actualité qui prétend nous imposer un débat sur la laïcité ne doit pas nous empêcher de nous pencher sur l'histoire et notamment cette belle loi de 1905, qui aurait mérité qu'on célèbre avec davantage de faste son centenaire, il y a quelques années.
Le 9 décembre 1905, le député socialiste Aristide Briand fait voter avec beaucoup de conviction la loi qui entérine la séparation des Églises et de l'État. Cette loi s'applique aux quatre confessions alors représentées en France : les catholiques, les protestants luthériens, les protestants calvinistes et les israélites. Elle clôture 25 ans de tensions entre la République et l'Église catholique, l'un et l'autre se disputant le magistère moral sur la société.
Elle met fin au Concordat napoléonien de 1801 qui régissait les rapports entre le gouvernement français et l'Église catholique (sauf en Alsace-Moselle).
Article 1 : «la République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes...».
Article 2 : «La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte...»
L'État veut «garantir» à chacun les moyens d'exercer librement sa religion dans le respect de celles d'autrui et n'entend pas limiter la liberté de conscience ni cantonner la religion à la sphère privée (il n'est pas question par exemple d'interdire le port d'insignes religieux !).
Les ministres des cultes (évêques, prêtres, pasteurs, rabbins...) ne sont plus rémunérés par l'État et celui-ci se désintéresse de leur nomination, Les biens détenus précédemment par les Églises deviennent la propriété de l'État mais celui-ci se réserve le droit de les confier gratuitement aux représentants des Églises en vue de l'exercice du culte.
On le voit, cette loi centenaire conserve sa force, et les musulmans de France souhaitent entre autre qu'elle leur soit appliquée. Il reviendra sans doute aux socialistes de se battre pour que soient conservés les principes et la lettre de ce socle de notre République, autant la connaître, ainsi que les artisans de la laïcité à la française...
Et en ce domaine, il est indispensable d'évoquer la figure de Jules Ferry, maire de Paris, auteur des lois rendant à la fin du XIXe siècle l'instruction obligatoire et l’enseignement laïc.
En 1883, Jules Ferry avait adressé aux instituteurs de France une lettre qui retrouve toute sa vigueur aujourd'hui. En voici un extrait :
"Monsieur l'instituteur,
Des diverses obligations que le régime nouveau vous impose, celle, assurément, qui vous tient le plus à coeur, celle qui vous apporte le plus lourd surcroît de travail et de souci, c'est la mission qui vous est confiée de donner à vos élèves l'éducation morale et l'instruction civique ; vous me saurez gré de répondre à vos préoccupations en essayant de bien fixer le caractère et l'objet de ce nouvel enseignement.
La loi se caractérise par deux dispositions qui se complètent sans se contredire : d'une part, elle met en dehors du programme obligatoire l'enseignement de tout dogme particulier ; d'autre part, elle y place au premier rang l'enseignement moral et civique. L'instruction religieuse appartient aux familles et à l'Eglise, l'instruction morale à l'Ecole.
Le législateur n'a donc pas entendu faire une oeuvre purement négative. Sans doute, il a eu pour premier objet de séparer l'Ecole de l'Eglise, d'assurer la liberté de conscience et des maîtres et des élèves, de distinguer enfin deux domaines trop longtemps confondus : celui des croyances, qui sont personnelles, libres et variables, et celui des connaissances qui sont communes et indispensables à tous, de l'aveu de tous. Mais il y a autre chose dans la loi du 28 mars : elle affirme la volonté de fonder chez nous une éducation nationale et de la fonder sur des notions du devoir et du droit, que le législateur n'hésite pas à inscrire au nombre des premières vérités que nul ne peut ignorer. Pour cette partie capitale de l'éducation, c'est sur vous, Monsieur, que les Pouvoirs Publics ont compté. En vous dispensant de l'enseignement religieux, on n'a pas songé à vous décharger de l'enseignement moral : ç'eut été vous enlever ce qui fait la dignité de votre profession. Au contraire, il a paru tout naturel que l'instituteur, en même temps qu'il apprend aux enfants à lire et à écrire, leur enseigne aussi ces règles élémentaires de la vie morale, qui ne sont pas moins universellement acceptées que celles du langage et du calcul.
En vous conférant de telles fonctions, le Parlement s'est-il trompé ? A-t-il trop présumé de vos forces, de votre bon vouloir, de votre compétence ? Assurément, il eût encouru ce reproche s'il avait imaginé de charger tout à coup quatre-vingt mille instituteurs et institutrices d'une sorte de cours ex professo sur les principes, les origines et les fins dernières de la morale.
Les uns vous disent : «Votre tâche d'éducateur est impossible à remplir.» Les autres : "Elle est banale et insignifiante." C'est placer le but ou trop haut ou trop bas. Laissez-moi vous expliquer que la tâche n'est ni au-dessus de vos forces, ni au-dessous de votre estime, et pourtant d'une grande importance, extrêmement simple, mais extrêmement difficile.
J'ai dit que votre rôle en matière d'éducation morale est très limité. Vous n'avez à enseigner, à proprement parler, rien de nouveau, rien qui ne vous soit familier, comme à tous les honnêtes gens. Et quand on vous parle de mission et d'apostolat vous n'avez pas à vous y méprendre. Vous n'êtes point l'apôtre d'un nouvel évangile ; le législateur n'a pas voulu faire de vous ni un philosophe, ni un théologien improvisé. Il ne vous demande rien qu'on ne puisse demander à tout homme de coeur et de sens. Il est impossible que vous voyiez chaque jour tous les enfants, qui se pressent autour de vous, écoutant vos leçons, observant votre conduite, s'inspirant de vos exemples, à l'âge où l'esprit s'éveille, où le coeur s'ouvre, où la mémoire s'enrichit, sans que l'idée vous vienne aussitôt de profiter de cette docilité, de cette confiance, pour leur transmettre, avec les connaissances scolaires proprement dites, les principes mêmes de la morale, j'entends simplement de cette bonne et antique morale que nous avons reçue de nos pères et que nous nous honorons tous de suivre dans les relations de la vie, sans nous mettre en peine d'en discuter les bases philosophiques. Vous êtes l'auxiliaire et, à certains égards, le suppléant du père de famille ; parlez donc à son enfant comme vous voudriez que l'on parlât au vôtre : avec force et autorité, toutes les fois qu'il s'agit d'une vérité incontestée, d'un précepte de la morale commune, avec la plus grande réserve, dès que vous risquez d'effleurer un sentiment religieux. Vous étiez embarrassé pour savoir jusqu'où il vous est d'aller dans votre enseignement moral, voici une règle pratique à laquelle vous pourrez vous en tenir. Au moment de proposer à vos élèves un précepte, une maxime quelconque, demandez-vous s'il se trouve à votre connaissance un seul honnête homme qui puisse être froissé de ce que vous allez dire. Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait, de bonne foi, refuser son assentiment à ce qu'il entendrait dire. Si oui, abstenez-vous de le dire ; sinon, parlez hardiment ; car ce que vous allez communiquer à l'enfant, ce n'est pas que votre sagesse, c'est la sagesse du genre humain, c'est une de ces idées d'ordre universel que plusieurs siècles de civilisation ont fait entrer dans le patrimoine de l'humanité. Si étroit que vous semble peut-être un cercle d'action ainsi tracé, faites-vous un devoir d'honneur de n'en jamais sortir. Restez en-deçà de cette limite plutôt que de vous exposer à la franchir ; vous ne toucherez jamais avec trop de scrupule à cette chose délicate et sacrée qu'est la conscience de l'enfant. Mais une fois que vous vous êtes ainsi loyalement enfermé dans l'humaine et sûre région de la morale usuelle, que vous demande-t-on ? Des discours ? des dissertations savantes ? de brillants exposés ? un docte enseignement ? Non, la famille et la société vous demandent de les aider à bien élever leurs enfants, à en faire des honnêtes gens. C'est dire qu'elles attendent de vous non des paroles, mais des actes, non pas un enseignement de plus à inscrire au programme, mais un service tout pratique que vous pouvez rendre au pays plutôt comme homme que comme professeur."
Je trouve intéressant voire indispensable ce rappel des principes de base de la laïcité ainsi que son extension à la religion musulmane. Par contre je suis frappé du caractère extrêmement vague de la lettre de Jules Ferry. Il y parle de "bonne et antique morale", de " vérités incontestées", de " sagesse du genre humain " auxquels chaque instituteur peut se référer. Or , en ces temps de perte de repères il me semble qu'il ne faudrait pas hésiter à être plus concrets, plus pragmatiques. Et ce n'est pas parce que " tu ne voleras point" et "tu ne tueras point " figurent sur les Tables de la Loi chrétiennes qu'on ne peut pas en faire un principe républicain transmissible aux jeunes générations.
RépondreSupprimerD'accord avec toi Jean-Louis. Mais je trouve frappant qu'en 1883 Jules Ferry insiste déjà sur le fait que le travail d'éducation ne se borne pas à l'apprentissage de la lecture et du calcul, et qu'à chaque instant on peut tirer parti d'une situation pour en tirer ce qu'on appelait à l'époque une "leçon morale", qu'on nommerait aujourd'hui une "expérience citoyenne", une "leçon de vie"...
RépondreSupprimerEt puis j'aime bien cette leçon de tolérance : "Au moment de proposer à vos élèves un précepte, une maxime quelconque, demandez-vous s'il se trouve à votre connaissance un seul honnête homme qui puisse être froissé de ce que vous allez dire"
Et puis n'oublions pas que Jules Ferry fut par ailleurs un zélateur de la politique coloniale...
RépondreSupprimerD'abord, merci à Jean-Louis, pour sa réflexion sur l’éventuelle nécessité de pragmatisme et de concrétisation en matière de laïcité, et à Frédéric pour le rappel de la conduite ambiguë de Jules Ferry….
RépondreSupprimerPar ailleurs, faut-il rappeler qu’il y a , d’un côté, les leçons de morale de certains prêtres ou de certains instituteurs, et de l’autre, les actes moraux de certains prêtres ou de certains instituteurs.
Entre les deux, un océan : les voeux pieux, à ranger dans les bonnes intentions, les actions ancrées, elles, dans la réalité, et portant à conséquences humanistes.
D’une part, la morale conduisant à la charité qui fait peser sur les Hommes le joug du Destin, de l’autre, l'acte éthique, créant, lui, les conditions, pour que les êtres humains soient auteurs de leur propre destinée.
Sauf à faire une entorse à la loi sur la laïcité, comment un(e) élu(e) politique peut-il, sans vergogne, encenser une personne, non pour son parcours citoyen, mais pour sa conduite dans le cadre de ses fonctions ecclésiastiques? Je voudrais comprendre.
La laïcité, ce n’est pas seulement l’affaire des non-croyants ou des enseignants ; la laïcité, c’est l’affaire de Tous, dont le lot des élus qui se devraient de donner le « la » du diapason.
A nous tous, de nous rappeler que la laïcité ne s’enseigne pas, mais qu’elle se vit : « … un service tout pratique que vous pouvez rendre au pays plutôt comme homme que comme professeur." … dixit Jules Ferry.
Lydia Tonolo